03 novembre 2005

Les fours à verre d'Argonne et l'influence Italienne

Cet article a été rédigé par François JANNIN .

LES FOURS A VERRE D’ARGONNE ET L’INFLUENCE ITALIENNE



L'Argonne est située au Nord-Est de la France, entre le la Champagne et la Lorraine. Au milieu de ses collines boisées, prolongement de la foret des Ardennes, passait au Moyen-Age la frontière entre le Saint-Empire et le Royaume de France.
Près des officines de poterie sigillée, des verriers s'y installent au 3ème siècle. Ils trouvent sur place du bois en abondance. Leur verre est à base de soude, venant sans doute, comme eux, des bords de la Méditérranée. Leur production ressemble à celle du reste de la Gaule. Comme pour tous les ateliers plus récents, il est impossible de reconstituer un objet, et parfois difficile de l'imaginer sans recourir aux fouilles de sépultures et d'habitats ou à l'iconographie.
Au Moyen-Age, les abbayes jouent un rôle prépondérant dans l'installation des verreries qui sont, avec la métallurgie et la céramique, les seuls moyens d'exploiter des forêts peu acccessibles. L'abbaye cistercienne de La Chalade en compte, à elle seule, au moins 7, réparties à intervalles presque réguliers. Près d'une soixantaine sont repérées aujourd'hui, sur moins de 1000 km2.
La verrerie des Bercettes, la plus ancienne qui soit datée avec précision, par documents et archéomàgnétisme, s'est éteinte en 1247. La fouille de 1985 y montre un alandier ou foyer de 50 cm X 50 orienté O-E traversant le massif du four, avec 3 creusets de chaque coté. C'est, pour l'instant, le plus ancien atelier où l'on trouve les coupes à haute tige en verre fougère, ornées de pointillés ou de nervures, dont l'étude par Mme Krueger et de Mr Baumgartner a montré la diffusion dans tout le nord de l'Europe. Quelques toponymes voisins laissent supposer que plusieurs de ces verriers étaient des HENNEZEL .
Un autre site verrier à moins de 2 kms montre un four presque semblable avec des productions plus variées, verre plat et vitraux. Il s'est éteint vers 1360, victime, comme tous ceux de la région, des guerres et des épidémies.
Ils se rallument seulement vers 1500, avec un changement complet de matière et de forme. Les coupes à haute tige ont disparu, remplacées par des coupes plus basses, à pieds refoulés en verre incolore. Que s'est-il passé?
Levi rappelle, dans “ l'Arte del Vetro in Murano ” le voyage à Venise en 1492 de deux verriers de Lorraine, François du TISALl et Robert LE LORRAIN, qui échangèrent le secret du verre en tables contre celui du “ Cristallo ”. Mais la famille de LORRAIN n'est signalée en Argonne que 60 ans plus tard.
Cependant, d'autres verriers d'Italie, qui n'étaient pas tenus au secret comme les Vénitiens, passent bientot les Alpes. C'est le moment où les banquiers italiens, à la fois moteurs et bénéficiaires de l'expansion économique du 16éme siècle prennent chez nous la succession des prêteurs juifs expulsés. En témoignent les “ Rue des Lombards ” que l'on trouve dans nos villages, et même à Sainte Ménéhould, capitale de l'Argonne, un “ Quartier du Milanais ”. Quels ont été leurs liens, de cause ou effet, avec les verriers? Leurs archives ont malheureusement disparu. Mais il y a un fait troublant:
En 1518, quand le verrier Warin des ANDROUINS loue la moitié du four du Binois, au coeur de l'Argonne, l'autre moitié est déjà louée par Aubriot PEROT. Et quand ce dernier, six ans plus tard, arrive au bout de son bail, il se retire dans un village voisin et se porte garant des verriers DORLODOT, signalés au même moment. Sont-ils d'origine italienne, comme certains l'ont supposé? Questions pour l'intant sans réponses.
Ce qui est certain, c'est que Bertrand des ANDROUINS, fils de Warin, a appris, nous dit un acte de 1541, “ l'art et science de faire christallin ”. Rien ne nous dit qu'il l'ait appris en Italie. N'est-ce pas plutot en voyant travailler PEROT, à coté de son père?
Un verrier italien, MASSARD, est signalé en meme temps, non loin de l'Argonne, à Charles-Fontaine, prés de St. Gobain. Sa fille Marie épouse Gilles de BROSSARD, verrier d'origine normande, et leur fils, Toussaint de BROSSARD travaille en Argonne, au four les Moines, dans la 2ème moitié du 16ème siècle. Ses cousins MASSARD le suivront bientot.
Les Italiens sont absents de la forte activité des verriers d'Argonne à la fin du 16ème siècle. C'est une conséquence des mesures protectionistes du duc de Lorraine, et peut-etre aussi de la difficulté à se procurer sur place la soude, à laquelle ils sont habitués. Le verre d'Argonne utilisera encore longtemps la potasse des cendres forestières, comme le prouvent une centaine d'analyses d'échantillons de plusieurs sites locaux, du 13ème au 18ème siècle, publiés par Velde et Barrera.
Toute la première moitié du 17ème siècle est troublée par les guerres qui vont donner à la France l'Argonne, puis la Lorraine. Enfin les verriers rallument leurs fours. Ils copient les modèles italiens et même le lion de Venise, toujours en verre à la potasse. Les creusets utilisés sont à base ronde mais à panse ovalisée.
Bientôt le roi Louis XIV étend à la Lorraine la politique d'investissements industriels étrangers déjà entreprise dans le reste du royaume. Le 09 Juillet 1667, le Privilège du Roi, c'est-à-dire la monopole de fabrication, est accordé pour un rayon de 10 lieues (40 km) à Mr Tilman D’HEUR, maitre verrier provenant des Pays-Bas et établi à Verdun, pour produire des cristaux, du cristallin et des glaces à la façon de Venise.
Son atelier est aujourd'hui un champ labouré près de la Meuse. La prospection y a fourni du très beau verre à la soude, parfois filigrané, des morceaux de manganèse et des tessons de creusets dont l'un, quadrangulaire, a pu servir à la coulée des glaces. Les verriers proviennent des Pays-Bas (on cite des LIBON et BONHOMME) d'Argonne, de Picardie, des Landes. Des Italiens sont là aussi: J.B. CINGANO, venant en 1674 de la verrerie alsacienne de Ribeauvillé, et surtout les ALASSARD, dont les filles épousent des verriers français.
Grace aux recherches généalogiques du Prof. Meunier de Nancy, nous retrouverons l'origine des MASSARI : Jean et son fils Vincent, nés à Altare, dont la noblesse est reconnue et certifiée plusieurs fois par les GONZAGUE , duc de Monferrat et Mantoue. Est-ce un hasard si nous trouvons aussi au début du 17ème siècle, un GONZAGUE comme gouverneur de Ste Ménéhould, capitale de l'Argonne?
Le monopole du nouveau four oblige les verriers d'Argonne, après plusieurs procès, à abandonner le verre fin. Un four éteint à ce moment a pu être reconstitué .
La plupart vont souffler des bouteilles pour le vin mousseux de Champagne, que l'on apprend à conserver à cette époque. Un four à bouteilles éteint vers 1680 a été recemment fouillé. Deux "crassiers" ou dépotoirs sont de chaque coté du four. Assez semblable au précédent, il chauffait par les deux extémités de l'alendier. Au fond du foyer, les couches de verre fondu provenant de la rupture des creusets alternent avec couches de cendres. Le four devait comporter aussi, à droite et à gauche, un compartiment pour le recuit et un pour la préparation de la "fritte".
Pour contrer le monopole, des verriers se déplacent vers l'ouest, en particulier à l'abbaye de Chatrices, où ils s'associent à des Italiens: en 1572, à Rouen en 1598, et surtout des MASSART : Vincent, son fils et son petit-fils tous deux nommés Jean-Baptiste, ses neveux Jean-Baptiste de MASSARD et Michel de BORMIOL, dont la famille aussi altariste, les BORMIOLO, est présente à Lyon en 1582, en Normandie en 1646.
Le site verrier de Chatrices, en zone habitée, n'a pas été fouillé. Mais un nettoyage de la rivière voisine a permis l'an dernier de déconvrir de nombreux tessons de gobelets à facettes, à base concave, et d'un grand verre conique à fond refoulé. La matière est bleu verdâtre, trés fine, probablement sodisque. Deux fragments d'objets ressemblant à des mortiers ont aussi été trouvés. Leur matière, une terre cuite tendre, fait plutot penser à des moules de soufflage. L'un est orné de croix potencées. Malheurensement, la verrerie de Chatrices comme celle de Verdun sont situées en bordure de la zone forestiére, où le bois, consommé en grande partie par les régions plus peuplées, est plus rare et plus cher. Elles ne pourront y subsister longtemps, et s'éteignent avant 1700. Les verriers italiens quittent alors définitivement l'Argonne. A part une seule tentative de retour au "verre blanc" aux environs de 1800, les fours d'Argonne ne feront plus que des boutellles de toutes sortes, et, accessoirement, des cloches de jardin. La verrerie avait, en Argonne, cessé d'etre un art pour devenir une industrie

FRANCOIS JANNIN





Bibliografia

Archives départementales, Meuse, Marne, Ardennes.
Archives du Clermentois d'Argonne, Musée de Condé, Chantilly.
C. BROUILLON, 1903, Histoire de l'abbaye de Chatrices, Reims.
BUIRETTE, 1882, Histoire de Sainte-Menebauld et de ses environs, Sainte-Menehauld, Duval.
Fonds Gillant, Bibliotèque municipale Verdun.
A. DE GIRANCOURT, 1886, Nonvelle étude sur la verrerie de Rouen Cangiard-Ronen. F. JANNIN, 1978, La verrerie du Binois, in Découverte de l'Argonne, I, Editions du Centre d'Etudes Argonnais, pp. 5 - 33.
F. JANNIN, 1980, A la recherche du patrimoine industrie de l'Argonne-Perutt, la Chevrie, Parfourut, in Déconverte de l'Argonne, II, pp. 5 - 46.
F. JANNIN, 1987, La verrerie de la Fontaine-la Mitte, “ Horizons d'Argonne ”, 54, p. 53 - 68
F. JANNIN, 1990, Fouilles des ateliers des Bercettes. Pairu-Pologne, “ Revue archèologique de l'Est et du Centre Est ”, Pe Supplement, Dijon.
F. JANNIN, à paraitre, Les verreries médiévales d'Argonne, Annales du II congrès de l'AIHV Bale 1988”.
STENGER, 1988, Verreries et verriers d'Alsace du XVI au XX Siècle, “ Saisons d'Alsace ”, 99, Strasbourg.
B. VELDE et J. BARRERA, 1986, Notice sur la composition de la verrerie médiévale et post-médiévale, “ Nouvelles de l'Archéologie ”, 23, pp. 34 - 35.